SOUVENIRS NOMADES
LES PETITES SOEURS DE EL ABIODH SID CHEIKH
SOUVENIRS NOMADES
A l’heure de la fermeture de la fraternité d’El Abiodh, beaucoup de «souvenirs nomades» remontent à ma mémoire. Tirés de huit années de vie quotidienne avec mes petites soeurs, c’est avec mon regard personnel que je les livre aujourd’hui, tels qu’ils me sont revenus.
Petite soeur Odile-Claude
Alger, février 2017
Je nous revois vers deux heures du matin avec une lampe de poche, toutes deux surveillant le niveau d’eau jusqu’à ce qu’enfin, il commence à baisser. Nous avons alors pu retourner dormir. Mais le souvenir le plus fort est celui d’un jour de septembre, une semaine après notre retour. Nous étions cette année-là installées auprès de la tente de Aïda et de Si Kada. Ce dernier nous avait indiqué un endroit où poser la tente et, malgré les réserves que j’avais émises au sujet d’une inondation possible, nous avions monté la tente à l’endroit indiqué. Au moment du coucher du soleil, avec une grande rapidité, l’oued a traversé la tente! Nous rattrapions au passage ce qui flottait, nous étions trempées comme des soupes et tout était mouillé autour de nous. Les jeunes du douar sont vite arrivés et ont monté toutes nos affaires sur de grosses pierres puis creusé une grande rigole au milieu de la tente pour le passage de l’oued. Aïda est venue nous chercher, nous avons emporté chez elle la marmite de notre diner et sommes passées au «vestiaire» (elle avait trouvé pour chacune de nous une robe et un pull). Si Kada se taisait... et moi aussi. Après le diner, ce fut la veillée autour d’un bon feu, puis notre hôtesse nous a mis au chaud pour la nuit dans ces grands tapis de laine où dorment les nomades. Le lendemain, après la theille, toutes les voisines ont déménagé avec nous notre tente qui pesait très lourd. Et quand le beau temps est revenu, quel spectacle tout autour pour faire sécher notre barda! Mais personne ne se plaignait de la pluie tant elle était la vie des hommes et des troupeaux, promesse d’un bon pâturage à venir, et donc de lait, de beurre... et d’un beau printemps pour engraisser brebis et agneaux. Le bois, aussi précieux que l’eau; branches mortes d’acacia ou de genêt (r’tem*): pour se chauffer et pour faire la cuisine, le bois est tout aussi précieux que l’eau. Taous m’avait montré comment enlever les épines de branches d’acacia sous ses claquettes, et comment les brûler sur place. C’est ainsi que j’ai vu un jour arriver notre ânon au trot, avec les branches qui s’enflammait sur son dos, et Louisa courant derrière! Un jour, de retour du village avec le père Rimbaud, notre évêque venu nous visiter, j’ai vu dans un oued beaucoup de branches mortes de genêt. Il a stoppé la voiture et nous avons fait une bonne charge de bois avant d’arriver. Mais habituellement, quand nous allions au bois, soit on prenait des cordes et une hache pour partir à deux, souvent avec les petites voisines, soit on prenait une ou deux ânesses avec nous.Pour les fêtes, nous allions chercher sur les plateaux le meilleur des combustibles: l’arar, racine du genévrier. En plus d’une bonne chaleur, il dégageait une odeur agréable. Mais attention aux jupescar son essence faisait sauter de petites braises autour du feu ! Je me souviens aussi d’un matin de Noël où il faisait si froid qu’autant par utilité que pour se réchauffer, nous avons, avec le Père Guégnard venu fêter avec nous, fait une bonne charge de rem’th* (à ne pas confondre avec le r’tem). Je suis sûre qu’une des béatitudes du nomade c’est un bon feu qui l’attend dans une tente quand il fait bien froid, après une longue marche, quand il est mouillé, quand la marmite mijote sur le feu, quand l’odeur du pain chaud envahi la tente ! Oui, béni sois-tu, Seigneur, pour notre frère le Feu: il est joyeux et fort! Fatima, 4 ans, la fille aînée de Maazouz et Barta, m’a un jour montré en faisant les gestes, me disant «Diri quima hak», «Fais comme ça»: elle tendait ses mains vers le feu et ensuite les mettait toutes chaudes sur ses joues, puis recommençait! Le roulage du couscous, un des premiers apprentissages à faire
Quand une voisine ou nous-mêmes rentrions trempées, nous nous mettions près du feu pour nous sécher: d’abord devant en soulevant les jupes, puis le dos. C’est sûr que nous sentions la fumée!!! Nous sentions aussi le troupeau... Je crois que le Pape François aurait été content de nous!Refaire nos forces Quand nous arrivions au village pour un temps de repos et de ressourcement, les soeurs trouvaient que nous sentions mauvais et pour y remédier, par les soins de soeur Alice, une grande lessiveuse d’eau chaude nous attendait pour la douche et la lessive. Dans ce lieu convivial, nous pouvions refaire nos forces dans un climat fraternel. Une bonne place pour la tente selon les saisons, la tente n’était pas placée au même endroit. En hiver, elle se trouvait dans un creux pour nous protéger du froid et du vent. A l’intérieur, nous disposions sur le bord, près du sol, des touffes d’alfa. Les tentes du douar étaient alors assez rapprochées les unes des autres. Au printemps et en été au contraire, nous étions plus à découvert et plus espacés les uns des autres. Et l’été, les courants d’air étaient les bienvenus, sauf s’il y avait du vent de sable! L’intérieur des tentes était régulièrement balayé, rangé, les grands sacs et les coussins soulevés, les flijs entretenus, les cordages renouvelés. Cela permettait aussi de vérifier qu’aucune bête locataire clandestine et indésirable n’était présente sous la tente car scorpions, serpents, gerboises, souris ou tarentules pouvaient se cacher dans un coin ! La chatte éloignait souris et scorpions. Les poules des voisins aussi. Mais il nous est arrivé de dire l’office du matin en compagnie d’une vipère à cornes enroulée sur elle-même: c’est en rangeant les livres que nous nous sommes aperçu de sa présence! Une autre fois, c’est une famille de gerboises qui avait élu domicile chez nous. J’ai mis du grain empoisonné et j’ai regardé: la gerboise prenait le grain dans ses bajoues et le transportait dans son terrier.
Le kilo a été déplacé en l’espace d’une heure, pour les temps d’hiver je suppose. C’est donc nous qui avons déménagé plus loin car la gerboise continuait à faire des ravages dans nos sacs de nourriture. Un jour, des larves de criquets pèlerin sont sorties par centaines là où la tente était posée. Ces criquets, nous les avions vus passer et se poser. Comme Jean-Baptiste, nous en avions mangé. Mais ils avaient déposé leur ponte et la voici qui prenait vie sous nos yeux! Là aussi, nous avons dû laisser la place. En plus de toutes ces bêtes, il y avait les chiens, gardiens des tentes. Comme il n’y avait pas de portes, ils avertissaient et, hargneux, fonçaient sur vous si vous ne restiez pas à bonne distance en attendant qu’on vienne vous chercher! Le douar,petite entreprise familiale, les tâches étaient réparties selon les âges et capacités de chacun des membres de la famille. Les tout-petits restaient souvent sous la garde et la tendresse d’une grand-mère. Les enfants de 7-8 ans gardaient les chevreaux et agneaux nouveau-nés, en petit troupeau, non loin des tentes. Les garçons adolescents se voyaient confier la garde du troupeau tandis que les filles allaient à l’eau et au bois, secondant la maman dans les travaux de la tente, le travail de la laine, le tissage des flijs. Les femmes étaient bien occupées par le travail de la tente, les enfants, les repas, les visites... Les hommes eux aussi allaient à l’eau ou se rendaient au village avec les ânes pour chercher l’orge et le ravitaillement, et assuraient l’accueil des visiteurs masculins. Au printemps, ils partaient avec le troupeau et une petite guitoune pour trouver un bon pâturage. Oui, la vie nomade est une entreprise familiale! Et comme les membres de notre douar étaient membres de la même famille, tous cousins et cousines entre eux, on se visitait facilement les uns les autres, souvent en emportant avec soi son travail de laine ou ses brins d’alfa pour faire un tobak *ou un keskes*.Nos trésors Quand la journée avait été trop rude ou à l’occasion d’une fête, nous sortions le «sac-trésor».
C’était un petit sac fort sympathique qui contenait du chocolat, un paquet de gâteau, des raisins secs... ou encore une bonne petite boite de pâté ou autre douceur «pour réjouir le coeur des femmes». Au cours d’un séjour en famille, j’avais parlé à un prêtre de notre vie et du fameux sac.
en repartant, il m’a tendu une enveloppe et m’a dit d’un ton moqueur : «C’est pour le trésor!». Mais bien sûr, nous avions un autre grand trésor caché, l’Hôte de la tente-chapelle et de chacune de nous, se déplaçant avec nous de campements en campements. Oui, avec nous Dieu était vraiment un Dieu nomade, sa présence nous fortifiait et nous accompagnait dans notre quotidien. La foi simple et vraie de nos voisins nous aidait aussi à vivre cet abandon confiant à la providence. Il y avait entre nous dans le douar une grande solidarité. La tente-chapelle était divisée en deux parties par un rideau: d’un côté c’était la chambre à coucher ou la salle de bain, de l’autre notre oratoire avec le Saint Sacrement. Nous nous y réunissions le matin pour les Laudes, le soir pour les Vêpres mais aussi dans l’après-midi pour le temps d’adoration. Trois fois par semaine avec Vêpres nous faisions une liturgie de la parole et nous communiions au Corps du Christ. Les frères d’El Abiodh, Milad et Jean-Michel, venaient à tour de rôle pour l’Eucharistie du dimanche, mais pas toutes les semaines. Nous guettions leur arrivée comme un évènement, surtout au début quand les voitures étaient encore rares. Ils apportaient aussi le courrier, le ravitaillement et des nouvelles du village.
Noël dans le douar:
Les fêtes, et surtout Noël, revêtaient ici une couleur et une actualité particulière. D’abord il y avait les préparatifs, à commencer par la recherche du prêtre qui viendrait célébrer la nativité. C’est ainsi que nous avons accueilli Dom Macchi, le secrétaire de Paul VI ! Ensuite, nous allions chercher du bon bois pour la veillée. Et c’est ensemble que nous préparions le repas, autour d’un bon feu. Puis nous allions courageusement à la tente-chapelle pour l’Eucharistie: il pouvait faire très froid!
Mais nous étions à la crèche, autour de lui, tout petit !Je me souviens d’une nuit de Noël où la lune était pleine. Dans le silence, les troupeaux des voisins sont passés pour pâturer avec leur berger, si près de la tente-chapelle qu’on entendait les pas des bêtes comme de la pluie, et nous étions là, au milieu d’eux, célébrant la naissance du Sauveur venu incognito dans ce pauvre douar pour leur dire le grand amour de Dieu ! Oui, quelle émotion d’être là, au milieu d’eux et pour eux! Il me semble qu’au paradis, ce sont ces choses vécues dans le secret qui seront révélées au grand jour. Des visages et des gestes Ai-je assez parlé des voisins? Pour chacune de nous je crois, ils étaient devenus notre famille. Il y avait un lien fort d’amitié et de solidarité entre nous, surtout dans les moments plus difficiles ou les jours de fêtes ou de touisa. Chacun savait naturellement de l’autre ses visites, ses repas chez l’un ou l’autre... Cela permettait que cette vie exposée aux éléments de la nature soit viable et conviviale. Combien de visages restent gravés dans ma mémoire: visages de vieux, visages tellement nobles des femmes, visages rieurs des enfants, visages fatigués des bergers après une rude journée de garde, visages défigurés par la soif un été de Ramadan. Gestes aussi, ceux de ces mains qui pétrissent le pain, qui traient, puisent, préparent le fagot, filent et tissent. Comme un cadeau Je me souviens aussi d’un Jeudi saint, en 1988. Nous venions de déménager avec Aïda dans le sud d’El Abiodh, j’étais avec Doris. Si Kada était rentré au village. Mais pour Aïda, rester seule avec les enfants en terre inconnue était impensable! Alors nous avons décidé de rejoindre le village le lendemain et de passer la nuit avec elle. Et ce soir du Jeudi saint, Cheikh, le fils, a égorgé un chevreau en offrande à cette terre qui nous accueillait. Son offrande rejoignait une autre offrande et le partage du repas comme la veillée ont été comme une bénédiction donnée et reçue -«Prenez et mangez en tous» - lien profond d’une humanité partagée et reçue.
Recueillir toute cette vie partagée, vie rude mais belle de l’amitié donnée et reçue comme un cadeau. Recueillir encore une fois en mon coeur et mes yeux chacun de ceux qui, avec mes petites soeurs, m’ont fait naître à cette manière d’être: celle d’une foi simple et naturelle, celle de l’abandon confiant à la providence de Dieu.
PETIT GLOSSAIRE
Douar Le douar est un petit hameau de tentes où vivent des personnes de la même famille, du même clan et vivant en grande solidarité. Selon les saisons et le pâturage, les tentes étaient disposées différemment: rapprochées à l’automne et en hiver, plus dispersées au printemps et en été.
Baounas Les baounas sont des outres confectionnées avec de la chambre à air de camion et très utiles pour contenir la réserve d’eau puisée pour les besoins quotidiens. Contenance: 30 à 60 litres.
Flij Le flij est une bande tissée en laine et poil de chèvre, large d’environ 50 cm et long de 20 à 25 m. Cousues ensemble, ces bandes forment la toiture de la tente.
Fouetta La fouetta désigne la visite médicale, et par extension, l’appareil à tension
Hamla Hamla signifie «ce qui est plein». Dans le milieu nomade, cela désigne l’oued rempli et même débordant! Gare à celui qui se trouve dans son creux!
Keskes Le keskes est une sorte de passoire en alfa pour passer le couscous à la vapeur.
Remth Le rem’th est un arbuste au tronc et racines fortes qui en font un bon bois de chauffage, à pas confondre avec le r’tem, qui est le genêt
Theille La theille est un thé vert de bonne qualité (feuilles roulées) dont la préparation demande un vrai savoir-faire! Longtemps aliment indispensable de la vie nomade avec la semoule, le sucre et les dattes séchées.
Tobak Le tobak est une vaste corbeille en alfa que les femmes fabriquent à la veillée.
Zriba:La zriba est un enclos grillagé pour le troupeau. Il est calfeutré l’hiver
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ALBUM PHOTOS
J'ai eu le plaisir en octobre 2013 de rendre visite aux soeurs grâce à l'ami Raymond, presque toutes les soeurs étaient en congé, seule était présente la soeur Louisa :qui nous a très bien reçu et j'en garde un souvenir émouvant
Les petites soeurs habitaient un grand "haouch" ( grande maison ) , je fus frappé surtout par la subtilité des jeux d'ombre et de lumière qui se dégageaient des lieux, à l'intérieur de la cour on aperçoit un palmier dattier, quelques oliviers , des ggrenadiers et un majestueux térébinthe, de jolies fleurs garnissent les abords des fenêtres aux couleurs chatoyantes
A l'intérieur une grande pièce est consacrée à l'apprentissage de la couture aux filles nomades et à celles de la ville d'El Abiodh sid Cheikh
Vu leur âge les petites soeurs ont quitté El Abiodh Sid Cheikh juste après NoeL2016
Toute une époque révolue à tout jamais , bien des voisins étaient en larmes lors de leurs adieux à ce désert qu'elles aimaient tant et où elles avaient tant d'attaches
Quelques petites soeurs sont enterrées et reposent à l'ombre d'un petit muret de ce qui fût le Bordj de El Abiodh sid Cheikh; ce petit coin du désert qu'elles ont tant aimé
NB / C'est vers 1938 à El Abiodh cinq ans après la fondation des frères de Jésus que le père René Voillaume fonda les petites soeurs de Jésus sous l'autorité de soeur Madeleine
Et comme disait Ibn El Arabi : " Mon coeur est devenu capable de touutes les formes, une prairie pour les gazelles, un couvent pour les moines, un temple
pouur les idoles, une kaaba pour le pelerin; les tables de la Torah, le livre du saint Coran, je professe la religion de l'amour, et quelque direction que prenne
ma monture, l'amour est ma religion et ma foi "
Paix à vous
Les photos de l'album ci dessous ont été prises par mes soins le 22 octobre 2013
Mis en ligne le 05 octobre 2019
Mise à jour le 29 Décembre 2022
Le présent album comprend 72 photos
Cliquez sur la touche F 11 de votre clavier pour voir les photos en plein ecan
Branchez vos enceintes acoustiques pour écouter la musique d'accompagnement
Commentaires (7)

- 1. | vendredi, 30 décembre 2022

- 2. | vendredi, 30 décembre 2022
Tout ce que je regrette c'est de vous avoir connu un peu tardivement
Paix et santé à vous
L'ami Noureddine

- 3. | vendredi, 30 décembre 2022

- 4. | vendredi, 07 juin 2019
Il existe sur tous les navigateurs des options pour agrandir les polices d'écriture et ce pour les mal voyants
Amitiés

- 5. | vendredi, 07 juin 2019
A mon grand regret je n’arrive pas à lire l’article sur les sœurs et les frères de El Abbiot mais par contre les photos sont superbes je m’excuse j’ai des difficulté à écrire je vous salue et j’espère que ça ira mieux la prochaine fois amitiés.
Georges

- 6. | vendredi, 07 juin 2019
Bonne fête de l'aid
Au fait les dernières sœurs n'oint quitté EL Abiodh sid Cheikh qu'en fin 2017 si mes souvenirs sont bons

- 7. | vendredi, 07 juin 2019
C'est un récit très émouvant et très nostalgique qui remue des époques et des souvenirs des années derrière nous. Tout est simple, naturel et sincère. Les photos sont magnifiques; la musique est belle par son côté sacré et triste à la fois par la mélancolie qu'elle inspire et qui s'impose par la gravité des choses.
Merci et tous mes voeux à toi et à tous nos amis.
Avec mes amitiés
Quelle histoire d'une densité émotionnelle forte et d'une chaleur humaine qui réconcilie avec la Société! La vie rude nomade sous les kheimas est traduite avec une grande précision. Une fois sédentarisés dans les camps de regroupements en 1958-59-60, les nomades ont connu la misère, la maladie, et bien sûr, ne pouvaient que détester les Français, les occupants.
Bel hommage (à travers vos photos)rendu aux petites sœurs et aux Pères Raymond et Bruno.
Bien fraternellement.