DE GERYVILLE A
DE GERYVILLE
A EL-ABIOD SIDI CHEIK ET AÏN OUARKA
Cinq lettres du general Lyautey
Geryville vue générale
8 juin1905.
Je suis au bivouac sur la route du Kreider à Géryville. Il est 10 heures du soir. Ma lampe est allumée sur ma table de campement dans la grande tente du bach-agha Si Eddin, des Ouled Sidi Cheikh. Il l'a envoyée de Géryville avec trois autres tentes pour mon monde. Elle est grande comme un appartement, doublée de drap et de soie, et l'épaisseur des tapis moussus couvre le sol. La porte est grande ouverte; mon fanion clapote; un grand spahi rouge monte la garde; mes officiers, Renouard, Berriau, Ganay, l'interprète Marchand, le capitaine Jacotin venu de Géryville, achèvent de fumer leur pipe autour d'un feu rouge; un cheval hennit en tirant sur sa corde; les serviteurs enlèvent les reliefs du repas sous l'œil du caïd en burnous pourpre de la tribu voisine, et la lune rend vivante cette nuit si fraîche apris la chaude journée. (1) Lettres adressées par le général Lvantey à sa famille au cours d'une tournée dans le Sud-Or;ïnais. Mon spahi vient de fermer ma porte, seul un trait de lumière blanche filtre sur les tapis et je ressens dans ce « home» d'une nuit un confort inexprimable. Elle est si vaste et si belle, cette tente, toute lambrissée de rouge; mes fontes avec leur peau de tigre et leurs cuivres, mes armes, précieusement rangées dans un coin, y maintiennent la note du commandement; le burnous brodé d'or étoilé d'argent, don de l'agha Si Mouley, pend à l'un des supports, tandis que sur les tapis s'étalent tous les outils de toilette, les étuis de cuir fauve, le confort. Vais-je bien dormir?
J'ai mené depuis douze jours une vie légèrement surmenée. Le 25 mai, à peine les aimables Castellane partis,- nous laissant tous conquis par tant de bonne grâce, une si intelligente sympathie pour les gens et les-choses,— j'ai repris ma route vers l'Ouest, avec deux officiers et un escadron de chasseurs d'Afrique. Couché à Sfissifa, chez le caïd; dévoré par les insectes, nuit sans sommeil. Le lendemain 26, au poste de Forthassa, là où R. vit la grande diffa Béni-Guil;il ne s'y reconnaîtrait plus: une grande redoute, des potagers, des abreuvoirs, des mercantis, la vie venue, sentinelle avancée sur le Chott Tigri, où j'ai poussé le 27 pour y assister à 3 heures, à Oglat-Moussa, à la rencontre de trois reconnaissances, l'une venue par le Nord de Ras-el-Aïn, la seconde de Forthassa, la troisième de Méchéria, tandis que je venais d'Aïn-Sefra avec 75 chasseurs d'Afrique, mes goumiers et mes inséparables compagnons, les fils et neveux de l'agha, comme toujours chatoyants d'or et de velours. Le but de cette concentration de 600 hommes était d'imposer respect aux Béni-Guil, dont quelques-uns avaient eu des velléités de départ, et de montrer sur ces confins que l'attitude de l'Allemagne ne m'empêche pas de remuer mes troupes, ainsi que le bruit en avait couruet comme le proclamaient des lettres interceptées par mon « cabinet noir ».
Le temps contrarie un peu cette martiale réunion. Le thermomètre est descendu à 2 degrés. Le vent du nord souffle glacial, il pleuvote frais; nous gelons, on se tasse à 22 officiers pour prendre la diffa dans la tente de l'agha El Hadj El Habib — ça va mieux — et les trompettes des chasseurs d'Afrique, les clairons de la légion, sonnant en fanfare, nous réchauffent tout à fait, avant le sommeil rapide. Le 28, je laisse filer les reconnaissances vers l'ouest, après avoir distribué à chacun sa besogne, et je reviens camper à El-Aourak, entre Forthassa et Sfissifa. Le temps s'est réchauffé, la soirée est divine; ni poste, ni troupe, ni apparat, et pour mes deux officiers et moi, loin de tout procple, c'est une détente délicieuse de vrai repos et de solitude que nous ne connaissons jamais. Le 29, retour à Aïn-Sefra, un monceau de papiers. Du 30 mai au 6 juin, une série de visiteurs allant à Figuig et s'arrêtant au passage, parmi lesquels il faut liquider toute une besogne en retard et mettre tout à jour avant la nouvelle absence. Le 6 au soir, je reçois d'un ami de France un télégramme privé m'annonçant la démission de M. Delcassé que j'apprends ainsi trente-six heures avant le public. C'est trop tard ou trop tôt. Serions-nous déjà la Pologne subissant les ordres du Maître du Nord? La vraie diversion, ce sont les tournées. Depuis hier 7, me revoici donc en route. J'ai passé la journée à Méchéria à régler des questions de poste purement militaires, et aujourd'hui, lâchant le chemin de fer à Bou-Guetoub (à 8 kilomètres au sud du Kreider) où j'ai trouvé nos chevaux, nos équipages de campagne et une escorte, j'ai pris la route de Géryville. J'ai d'abord à inspecter les chantiers de cette route en construction de Bou-Guetoub à Géryville. J'y serai après-demain matin, et ce n'est que là que je réglerai l'itinéraire de retour de mon voyage, voyage tout politique, pour voir lentement et enseignes déployées les grandes tribus des Ouled Sidi Cheikh et des Trafis. Nous serons une huitaine de jours dehors, sans voir de postes, de redoutes, ni de villes, chevauchant de tribus en tribus, menant la pure vie arabe avec tout le bagage sur le dos.des chevaux et l'insouci du jour et du lendemain. Mercredi 14 juin. Je reprends ma lettre à Géryville que je quitte demain. J'y suis arrivé le samedi 10 au matin, après avoir campé deux jours en route.
Geryville vers le marché
C'est le centre de deux des grands groupements les plus féodaux, les plus cavaliers et les plus guerriers de,l'Algérie, les Ouled Sidi Cheikh et les Trafis. Tu connais de nom les premiers, la grande tribu maraboutique par excellence, dont l'influence religieuse s'étend sur tout l'ouest et le sud, et dont Bou-Amama est un rejeton collatéral. C'est leur défection qui amena la grande insurrection de 1864, fomentée par l'un des leurs, Si Lala. Partis en dissidence, ils sont allés alors s'établir au Maroc et ne sont rentrés, à la suite de laborieuses négociations, qu'après l'insurrection de 1881 où le général de Négrier fit sauter à El-Abiod la mosquée de leur ancêtre. Le premier de leurs chefs qui entraîna alors leur retour fut Sidi Eddin, qu'on créa bachagha des Ouled Sidi Cheikh et qui l'est toujours; ils sont là cinq ou six frères, cousins, neveux, largement pensionnés, fiers comme Artaban, d'un orgueil de race et de situation incommensurable, d'ailleurs très noceurs et faisandés, mais très ombrageux, difficiles à tenir, et avec lesquels il faut toujours avoir un œil ouvert. J'ai rarement vu un plus beau spectacle que cette arrivée à Géryville à 9 heures du matin par une limpide et fraîche matinée;j'étais le premier général venant ici depuis sept ans, aussi étais-ie reçu avec tous les honneurs réglemen- taires, salves, haie de troupes en grande tenue, trois compagnies de légion, un escadron de chasseurs d'Afrique. A trois kilomètres de la ville étaient venus au-devant de moi les officiers du Bureau arabe, avec les grands Ouled Sidi Cheik chamarrés de grands cordons et de plaques, étincelants de harnachements, d'armes, de costumes, escortés de 22 caïds et de 500 cavaliers; :--vue des troupes à l'arrivée; défilé à l'entrée de cette jolib petite ville pleine de verdure et d'eaux: en pleine féerie. Jeme suis logé chez le colonel Schlumberger, commandant supérieur, absent en ce moment. J'y ai reçu officiers, colons, fonctionnaires, comme à Madagascar. L'après-midi, inspection de tout le militaire. Le soir, les officiers me'recevaient dans leurcercle où l'on conserve une glace brisée par une balle tirée dans le cercle au début de l'insurrection de 1S81 ; la fête s'est terminée par les danses d'Ouled-Naïls; il y avait vingt-trois ans que je ne les avais revues, depuis Boghar et Biskra, et dans le beau jardin elles faisaient merveille, chatoyantes comme des feux de Bengale, sous la lumière de l'acétylène.
Le lendemain dimanche 11, Pentecôte; messe en cérémonie, puis le soir fantasia de 500 cavaliers. Superbe, le groupe des vingt Ouled Sidi Cheikh en velours vert, grenat, mauve, montés sur des chevaux gris de fer, conduits par le bach-agha lui-même, vêtu comme au moyen âge d'une longue robe tabac d'Espagne brodée d'or. Toute cette chevalerie exécute devant moi de vrais quadrilles élégants et compliqués; comme « clou » un peloton de 34 méharistes amenés du Sud parle lieutenant Charlet, monté lui-même sur un méhari blanc, et figurant des scènes de combat: Le soir, grand dîner chez le bachagha Si Eddin, repas mi-arabe, mi-français, somptueusement servi. Le lendemain lundi 12, je le lui ai rendu, en lui adjoignant Si Sliman, le principal caïd des Trafis, celui qui s'est si bien conduit dans mon contre-rezzou de décembre et dont vous retrouverez le nom dans mes rapports. Je ne me doutais vraiment pas, en entreprenant cette tournée dans l'est de mon commandement, toute de service et qu'il fallait que je fisse depuis longtemps, qu'elle tournerait à la. féerie et serait un des plus beaux voyages que j'aie jamais faits et que je doive faire. Je ne me console pas de n'y avoir pas l'un de vous et un peintre, car c'est l'orgie des couleurs. Nous sommes, sans répit, en plein Fromentin, Decamps, Guillaumet; la féodalité arabe a gardé ici sa splendeur et son intégrité, et je ne croyais pas que cela existât encore avec une telle vie, une telle couleur. Et puis il y a des années qu'un grand chef n'a passé par ici, voyageant en grand chef avec les goûts de bonne tenue, de commandement dont je ne me dfends pas et que partage mon entourage très choisi. Je suis ici chez les plus grands seigneurs de toute l'Algérie, peut-être de toute l'Afrique, les Ouled Sidi Cheikh, et je tâche de l'être autant qu'eux, ce qui est à coup sûr le meilleur moyen de les dominer et de les tenir, ce que trop de nos gens d'ici, même militaires, ne savent plus comprendre. Au grand dîner que m'offrit à Géryville le bach-agha Si Eddin, j'eus avec lui, après le repas, un long entretien seul à seul, sauf l'interprète, étendus sur les tapis et les coussins. Si Eddin a beaucoup de défauts, sans compter les vices, mais je reste persuadé que le meilleur moyen d'utiliser son influence religieuse et ancestrale', qui est énorme(il n'y a qu'à voir quelle atmosphère de respect et de soumission l'environne), c'est encore de la confisquer à notre profit et de lemaintenir dans nos intérêts, en ménageant avant tout son amour-propre — toute la doctrine du Protectorat, qui est ma marotte. Je m'y t suis efforcé; aussi me le marque-t-il en multiples témoignages. Il avait gardé le culte du général de Ganay, si courtois avec les grands chefs, et était visiblement heureux de voir son fils avec moi: « Je sais, me dit-il, que sa mère est « de très grande tente»; du reste, à Oran, elle allait toujours à l'église », et il ajouta, me faisant beaucoup d'honneur: « Du reste, toi aussi, tu es fils de chef, j'ai demandé à un officier ce qu'était le sabre que tu as à ta selle et qui n'est pas comme les autres, et il m'a dit que c'était celui de ton grand-pêre, qui était général, et qui avait fait la guerre avec Napoléon; voilà les hommes par qui nous aimons à être commandés. » Le 15 juin, nous avons quitté Géryville, à 8 heures du matin, avec le temps merveilleux dont nous jouissons depuis le départ, l'incomparable lumière et un vent frais tout à fait inhabituel en cette saison et qui ne nous a pas encore quittés. La caravane se forme: mes officiers Renouard, Berriau, Ganay, l'interprète Marchand, les quatre officiers du Bureau arabe de Géryville, le lieutenant Charlet, chef du poste d'El-Abied, venu au-devant de nous, mon fanion, nos ordonnances, nos spahis personnels, le bachagha Si Eddin et toute sa famille, aussi ruisselants de velours, d'or et d'argent qu'à la fantasia, une centaine de leurs cavaliers. Toute cette chevauchée est venue me prendre devant ma maison et le départ se fait parmi les coups de fusils et les chevaux cabrés. Les compagnies de légion attendent hors de là ville, le long de la route, rendant les honneurs, l'escadron de chasseurs d'Afrique est parti en avant et nous prenons le trot dans un étincellement. Prends la carte au 1 800 ooo°, suis la route qui de Géryville pique au sud-ouest sur El-Abiod Sidi Cheikh, simple piste d'ailleurs, et accompagne-m'y. Nous nous arrêtons à 19 kilomètres, à la première source, pour déjeuner. Le bach-agha Si Eddin a fait dresser une grande tente où j'ai invité tout ce qui m'accompagne, puis l'on se sépare.
El Abiodh sid Cheikh
je ne garde avec moi que mon monde personnel, le chef du bureau arabe de Géryville, le lieutenant Charlet, chez qui je vais à ElAbiod, et tout l'escadron de chasseurs d'Afrique. En route, je profite du bon terrain pour faire évoluer l'escadron. Renouard, avec mon fanion et quatre spahis, fait l'ennemi figuré et, surgissant tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, nous force à prendre des dispositions à la grande joie de nos indigènes. Moi-même, ne pouvant y résister, je finis par prendre le commandement de l'escadron et je rajeunis de douze ans à le faire évoluer. A 4 heures, nous arrivons au bivouac, courte étape de 33 kilomètres, à l'endroit marqué sur la carte: ElOrma, belles eaux, quelques arbres, des cultures; les tentes ont été dressées;j'ai celle du bach-agha, d'autres aussi grandes et aussi belles pour mon monde, pour le repas. Le site est sévère, mais inondé de couleur et d'une paix incomparable. La lune bat son plein, la soirée fraîchit. Dans nos burnous, nous parcourons le bivouac flamboyant de feux sous la nuit d'argent, je me clos dans ma tente si vaste, si riche de tons, si chaude de tapis, vrai «home», puis c'est le sommeil à poings fermés. Le réveil à 5 heures, le joyeux réveil, où les tentes s'ouvrent tandis que le soleil surgit derrière les montagnes, où chacun se levant de son matelas, apparaît en se secouant, qui en burnous, qui en pyjama,chacun penché sur sa cuvette en caoutchouc, les miroirs à barbe fichés aux piliers des tentes; les chevaux s'ébrouent; le caïd du lieu, en burnous pourpre de grande tenue, précède les plateaux où fument le café et le thé.
16 juin.
Et à 6 heures, départ. L'escadron retourne à Géryville. Le lieutenant Charlet a cédé son méhari blanc à mon interprète qui jadis a pratiqué ce sport dans le sud et veut en regoûter. Ganay lui succède, et cette haute silhouette blanche, dégingandée, ornée de fanfreluches, ajoute à notre affaire une note amusante. A11 heures, nous entrons dans l'Oued Gouleta (voir la carte) tout verdoyant et fleuri, et c'est un enchantement au sortir des ocres et des roses uniformes. Jamais, même dans l'Eurotas, je n'ai vu tant de lauriers-roses, ni si fleuris; le bouquet d'arbres sous lequel nous déjeunons, vrai cabinet de verdure, est tellement piqué de fleurs, qu'on le dirait préparé exprès pour une procession. En route, nous avons distinctement vu sur notre droite, à l'ouest, le large couloir de Chellala, où à Tazina a eu lieu en 1881 la fatale rencontre du colonel Innocent avec Bou-Amama, qui donna à l'insurrection une gravité imprévue. Je me vois encore dans mon bureau d'Alger, apprenant la nouvelle. Il m'est signalé que le monument commémoratif tombe en ruines, et je donne l'ordre d'envoyer une escouade le réparer. A 3 heures et demie nous arrivons à l'étape, Arba - Tahtani que. tu vois sur la carte. Les deux Arbaouat (Arba Foukani, Arba Tahtani) sont deux ksours habités par une petite confédération, enclave indépendante des Ouled Sidi Cheikh dont elle ne veut pas reconnaître la souveraineté parce qu'elle appartient à la confrérie des Tedjini d'Aïn Mahdi. Le père du caïd actuel a été un de nos fidèles serviteurs et fut un des rares qui ne , partirent pas en dissidence lors des deux grandes insurrections de 1864 et de 1881; aussi, en récompense, avons-nous maintenu leur indépendance et nous les administrons directement; son fils, le caïd actuel, venu au-devant de moi à cheval avec les cavaliers de la tribu, porte un magnifique sabre d'argent donné à son père par le général Chanzy en 1871, et la montre d'or donnée par M. Loubet au Kreider, — il paraît préférer le sabre, — moi aussi. Tentes préparées, tapis accumulés, arc de triomphe de verdure.
ksar d'Arbaouat
Ils sont bien jolis les deux ksours, à pic sur la berge rocheuse de l'Oued, dominant les palmiers et les jardins. Je vais visiter l'école, école française créée là on ne sait pourquoi, où un instituteur indigène, élevé à Alger, de mentalité de déclassé, ne parvient pas à apprendre à ces pauvres mioches quoi que ce soit de pratique, mais leur encombre l'esprit de séductions et d'illusions qui les entraîneront un jour loin de ce coin patriarcal et ensoleillé où leurs ancêtres ont vécu et sont morts. C'est ici que fut enterré le père de Sidi Cheikh au milieu du quinzième siècle; sa kouba se détachesurl'ocre rouge des murs du ksar. Jusqu'à la nuit, la fantasia à pied bat son plein entre l'enceinte et nos tentes, coups de feu, fusils lancés à 20 mètres en l'air, musique endiablée, cris; je connais' ce spectacle pour l'avoir vu sous tant et tant de latitudes. La nuit, la lune splendide, les palmiers aux reflets d'argent, les ombres violentes des maisons en terre rouge, la kouba laiteuse, les feux où rôtissent les moutons au milieu d'un cercle de longues barbes.qui devisent, deux Arabes blancs en prière, nos spahis pourpre qui passent, au loin les sons assourdis des flûtes et des tambourins, et le grand écran des montagnes aux ombres profondes et douces, c'est la grande féerie. On dort à poings fermés. 17 juin. Aujourd'hui à El-Abiodh-Sidi-Cheikh. On a soigné ses tenues, astiqué les harnachements, fourbi les armes, pour faire une entrée reluisante dans cette petite La Mecque de l'Algérie. La matinée est exquise, lumineuse et fraîche; à mi-chemin, vers 9 heures, l'on franchit le dernier rideau de montagnes et, à nos pieds, c'est tout le Sahara. Halte, pied à terre, cartes déployées et orientation. Par delà l'horizon embrasé, nous repérons la direction du M'rob, puis celle de Goléah, puis celle de Timmimoun, et enfin, au surl-ouest, celle de Benoud par où nos caravanes annuelles gagnent le grand Erg. Dans cette immensité, j'ai actuellement une trentaine de méharas qui patrouillent, battant le sable, se reliant à ceux qu'envoient les oasis, faisant l'exploration, flairant les rezzous en quête de mauvais coups, sur cette mer de sable et de feu. A nos pieds, à 10 kilomètres, les cinq ksours d'ElAbiod, les rares palmiers qu'a épargnés la destruction de 1881, les koubas blanches:il y en a une douzaine, et c'est l'évocation des tombeaux des khalifes du Caire; au centre, surgit isolée la kouba du grand Sidi Cheikh qui remplit l'Islam africain de sa vertu et de ses miracles; autour d'elle, celles de ses frères, de son aïeul, de son bisaïeul, de son trisaïeul, ce dernier venu d'Arabie au début du quatorzième siècle, descendant direct du frère du Prophète, ancêtre du bach-agha actuel. Sidi Cheikh mourut près de Géryville, ayant prescrit qu'on mît son corps sur une chamelle blanche, qu'on le lavât là où elle s'arrêterait pour la première fois - ce fut à l'Oued Gouleta où nous déjeunâmes hier dans les lauriers-roses — qu'on l'enterrât là où elle s'arrêterait pour la seconde fois: ce fut à El-Abiod. Et voici tous les groupes qui s'avancent. C'est d'abord Charlet, le lieutenant chef de poste, à la tête des Abid des zaouïas. Les Abid (esclaves) sont des nègres venus d'Arabie avec les ancêtres des Sidi Cheikh, inféodés à la caste comme les janissaires au Sultan, chargés de la garde des tombeaux et des zaouïas, de la récolte des aumônes. Ils sont sauvages et superbes dans leurs caftans verts, grenat, violets, avec des cimeterres d'argent, des pistolets ciselcs; ils se croisent et se recroisent , devant moi au galop de course dans une fantasia furieuse. Voici 40 méharistes sur leurs hautes et sveltes bêtes, tous en burnous noir et en grand chapeau, le fusil haut; puis c'est la musique à cheval et, enfin, les tireurs à pied, effrénés. Et c'est ainsi que nous arrivons aux ksours, dans une rafale de coups de feu, de hurlements, de chevaux emballés, quelque chose d'échevelé, de strident, d'affolant; nos chevaux fument, énervés, dressés, et c'est superbe. Il était il heures et la terre brûlait. C'est donc à El-Abiod, le lieu fameux où, en 1881, on fit sauter à la dynamite le tombeau vénéré, que je reçois de Nancy ta lettre du il juin. En six jours, à ce seuil du Sahara où l'on se sent séparé du monde moderne par de vrais abîmes, c'est de l'extra-rapide. Un cavalier relayé vient de me l'apporter d'Aïn-Sefra avec beaucoup trop d'autres lettres, hélas! et de journaux. Après la grande sieste, j'ai fait avec mon monde, à pied, la lente tournée des ksours, allant prendre successivement le café chez les chefs des trois zaouïas; les deux premiers nous reçoivent dans de drôles de maisons sombres, pleines de recoins imprévus; le troisième en plein air; les tapis et les coussinss'étalent sous les porches et je tiens là, une heure durant, un vrai lit de justice: les suppliques et les réclamations se succèdent avec des mimiques étonnantes et de vraies éloquences. Je termine par le pèlerinage au saint tombeau. Seuls, depuis dix ans. le général Thomassin et le général Détrie y sont entrés. Les gardiens m'attendent; on m'ouvre, non seulement le sanctuaire qu'éclairent à peine trois ou quatre bougies tenues par les Abid, mais encore la porte sacrée qui cache le cercueil recouvert d'un burnous de drap vert brodé d'or. Et cela est très vénérable, très respectable, et d'ici sort une très grande force avec laquelle il serait fou de ne pas compter. Ce soir nous dînons sur la terrasse du bureau arabe. C'est d'une grandeur, d'une tristesse incomparables; quelle nuit! Les douze koubas étincellent comme une constellatirn, quelques feux piquent les murs sombres des ksours, le désert dort; à nos pieds le bivouac joyeux et flamboyant où les burnous sombres font des ombres chinoises. Et l'on est ici en plein Islam sans une fausse note, à mille lieues de tout, à un degré d'isolement dans le temps, dans l'espace, que je n'ai jamais éprouvé à un tel point. Par une étrange coïncidence, le courrier m'apporte ici même le dernier livre de Paul Desjardins: Catholicisme et critique, l'œuvre de la pensée la plus libérée, de l'esprit le plus évolutif, le plus largement orienté vers demain, tombant ici en plein immuable, ici, où les tombes, le désert, les hommes semblent enveloppés dans le même linceul, défiant la vie, le mouvement et la pensée.
Oued-Som, 18, soir.
Quitté El-Abiod à 3 heures après midi pour arriver ici à la nuit. C'était la première journée chaude. Nous sommes en plein « été dans le Sahara », de Fromentin;la sensation de l'écrasement sous la chaleur et la lumière. A quelques kilomètres d'El-Abiod j'ai renvoyé tout ce qui m'accompagnait: il n'est plus resté que mes officiers, la faible escorte, petit groupe d'une vingtaine d'hommes perdu dans la plaine en feu, réduit à rien dans le papillotement des choses. Les chevaux peinent, les hommes somnolent sous les grands chapeaux, sous les voiles blancs qui enveloppent les uniformes: et nous sommes heureux de la paix, de l'espace, de la profonde coupure d'avec toutes les sujétions, et même de la chaleur, car tous nous sommes des « coloniaux» unis dans la même haine du froid, adorateurs du soleil, de la lumière, de ses jeux, pensant tous de même que la chaleur vivifie et que le froid tue. A l'ouest, nous nous rapprochons de la montagne. Vers 6 heures, un peu de brise s'élève, les ombres s'étendent et des groupes successifs viennent rompre la solitude. C'est d'abord un peloton de méharistes qui vient du grand sud où il a été patrouiller dans les sables. J'en passe la revue. Et- c'est toute l'évocation de l'im. mensité, de l'inconnu, du péril bravé, qu'apportent ces hommes immobiles, graves, enveloppés jusqu'aux yeux dans leurs burnous noirs, sous l'ombre des grands chapeaux, le fusil haut, sur les hautes silhouettes de leurs montures singulières. Puis, dans la poussière, débouchant de la montagne, un groupe arrive au galop, tirant des coups de fusil. C'est la famille de l'agha Si Mouley, venue d'Aïn-Sefra audevant de moi, son fils l'ami Mohammed, ses neveux, son frère Si Ahmed, leurs gens. Et en voici d'autres encore, les caïds des tribus voisines, leurs goums. Le cortège s'est formé; le bivouac approche; il est 7 heures et c'est incomparable. Nous débouchons d'une gorge; les parois rouges, frangées au pied de lauriersroses et de jujubiers, encadrent notre groupe. Les grandes ombres chaudes nous enveloppent et, en nous retournant sur nos selles, nous avons le*même cri devant la splendeur de l'heure et du spectacle. Le tobleau est composé comme un Delacroix. Au premier rang, la ligne des neuf officiers qui m'accompagnent si variés d'uniformes, tous la tête enveloppée du haïk blanc, mon fanion, la ligne des chefs et des caïds, symphonie de velours, de pourpre, de soie èt d'or; puis les spahis, les cavaliers des goums, nos chevaux de main et, enfin, fermant la marche et la dominant, les hautes silhouettes des méharistes. Devant moi des groupes se croisent et se recroisent au galop, les échos de la gorge crépitent de coups de fusil. Derrière nous, un chanteur de l'agha chante : > Je vois la montagne embrasée derrière laquelle descend le soleil, Mais il y a une montagne que je cherche et ne vois pas. Je vois la montagne sur laquelle la lune jette un burnous d'argent, Mais il y a une montagne que je cherche et ne vois pas, C'est celle où habite Kheïra, Khcira ma bien-aimée
Nous arrivons. Les tentes sent devant nous, non pas le monotone et rigide campement militaire, mais les tentes de commandement qu'à chaque étape les caïds nous font dresser, diverses, chatoyantes, groupées de guingois, relevées en veranll. qui laissent voir la profondeur des tapis et des coussins, coiffées des plumes d'autruche noires qui distinguent les tentes des chérifs, empanachées de grands drapeaux qui clapotent. Les feux où se prépare la diffa piquent leur note rouge sous la douceur de la lune qui se lève. C'est l'arrivée, le repos, la détente, après la journée torride. Les fils de l'agha, mes pages, ont sauté à terre, ils me tiennent l'étrier et m'embrassent les mains; et, accoudés sur les ouçadas, nous laissons venir le repas, le sommeil, les rêves.
Aïn Ouarka
AIn-Ouarka, 19 juin.
Partis à 4 heures, dans la nuit, pour arriver à II heures sans trop, trop de chaleur. Les dernières heures ont été dures tout de même. Ouarka est un des sites les plus curieux du Sud oranais :deux petits lacs communicants, entourés de quelques palmiers, nichés dans un cratère de volcan. Les gorges qui y accèdent expriment tous les cataclysmes préhistoriques, roches métalliques, gisements de cuivre vert, amas de scories, avec des colorations extravagantes, des tons pâles, changeants, irisés, toute une orfèvrerie modern-style. Les formes ne sont pas moins étranges, et, pendant une heure, nous défilons dans ce chaos avec des sensations de féerie, de décor wagnérien. L'agha Sidi Mouley nous attend à Ouarka;les grandes tentes sont dressées dans les bouquets de palmiers, à côté du petit bâtiment élevé sur les sources d'eau chaude où tout est disposé pour le hammam, au pied d'une haute paroi rouge, au bord de ce lac de légende couvert de roseaux. C'est là que je m'offre deux jours de répit, hors des sujétions et des heures de courrier, pour mettre un peu d'ordre dans ma correspondance accumulée. Henrys est venu m'y apporter le dernier courrier et non le moindre (i).
Ouarka, 21 juin.
J'y suis resté deux jours, avec Renouard, Ganay, un secrétaire, la suite indigène, l'agha et ses fils. Combien volontiers j'y serais resté huit! Vie aquatique: à peine sommes-nous vêtus de pyjamas légers que nous passons notre temps à enlever et remettre pour plonger dans le lac au pied de nos tentes — 20 mètres de fond, la joie de nager dans l'eau si bonne sous les 40 degrés de l'extérieur — ou bien l'on va à dix pas de là, au bain maure, où les masseurs vous détendent de toutes les chevauchées de la semaine. C'.est le laisser-vivre idéal, sans contraintes, sans lisières, presque la vie de nature, mais combien trop courte. Tu n'as pas idée de ce que sont ces nuits sous la tente, comme l'on dort sur le simple matelas, couvert d'un haïk;les bords de la tente sont relevés pour laisser passer l'air, et par l'ouverture entre-bâillée, on voit, en s'endormant, le lac, les palmiers, un coin de ciel dans la nuit, et, en s'éveillant, l'aube radieuse de ces pays de rêve. .Certes, j'y serais bien resté huit jours, mais il a fallu revenirici, à Aïn-Sefra, hier 22 juin, et y retrouver, hélas 1 le monceau de papiers et de tracas, et ils sont innombrables, papiers et tracas.
LYAUTEY.
Les photos ont été ajoutées par mes soins
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