DE STITEN
Le ksar de Laghouat avait été formé de la réunion sur un seul point de tribus diverses qui s’étaient établies sur l’ouad Mzi, et qui, sur le conseil de Sidi El- Hadj- Aïça, étaient venues se grouper autour de Ben-Bouta, afin de présenter plus de cohésion et pouvoir opposer une résistance plus sérieuse aux attaques des nomades, que la nécessité de paître leurs troupeaux
appelait sur les eaux de cette rivière.
Ces hameaux, ainsi disséminés, se nommaient Bou- Mendala, Bedla et Kasbet Ben- Fetah. Indépendamment des attaques des nomades, les populations de ces villages étaient entre elles en querelles incessantes, et, le plus souvent, le sang coulait pour la
défense d’intérêts insignifiants, et dans des proportions qui étaient sans rapport avec la
cause ou le motif du litige.
Et ce fut à ce point que les Oulad-youcef, qui habitaient le ksar de Bedla, furent obligés d’abandonner leur pays et d’aller, en 1666, fonder le ksar de Tadjmout, sur l’ouad M’zi ,supérieur, à une journée de marche nord-ouest de Bedla. Or, à cette époque vivait , dans le ksar Ben-Bouta, un marabout célèbre par sa sa piété, et par son influence auprès du Dieu unique. Il se nommait Sidi En-Naceur.
Ce saint homme avait tout naturellement le don des miracles, et il l’exerçait surtout en faveur des gens de Ben-Bouta. Sidi En-Naceur, qui était la bonté même, ne savait rien refuser, et tout solliciteur, le petit comme le grand, se retirait satisfait de son entretien avec le saint homme.
Tout allait donc pour le mieux chez les gens de Ksar-Ben-Bouta ; aussi adoraient-ils le saint marabout que Dieu leur avait fait la grâce de diriger vers le point du globe qu’ils habitaient , tandis qu’il etit pu s’abattre tout aussi bien ailleurs.
Ils ne se lassaient pas d’en louer Dieu, et c’était de toute justice, car il n’était point de femme stériles qui s’adressât à lui qui ne devint féconde, point de bossu qui ne fût remis dans la verticale, point de perclus qui ne reprit l’usage de ses membres, point de malade qui ne recouvrât la santé, point de femme infidèle qui ne revint à la vertu, comme si elle n’eût jamais fait que cela, point de mari qui ne fût capable de donner à ses femmes légitimes la part de Dieu , c’est-à-dire ce qui leur revient des faveurs conjugales ; enfin, tout le monde était content , tout le monde, à l’exception pourtant du fils du cheikh de Kasbet-Ben-Fetah, Ali ben-Bellag,à l’égard duquel le saint marabout s’était toujours montré inflexible, inexorable ; malgré toutes ses instances, ce jeune homme n’avait pu obtenir de Sidi En-Naceur la moindre des faveurs dont il était si prodigue à l’égard des autres.Or, le vertueux
marabout avait une fille d’une rare beauté : c’était son orgueil , son trésor, et cela d’autant plus que la perfection de son esprit, détail sans importance aux yeux d’Ali-ben-Bellag, ne le cédait en rien à celle de son visage!; c’était, en un mot, une véritable merveille.
Parmi les jeunes Ksourien à qui la belle Djohora fit manger de la cervelle d’hyène , le fils du cheikh de Ben-Fetah fut un des plus touchés; il résolut donc de la demander en mariage à son père, bien que pourtant il n’espérât pas être plus heureux cette fois dans sa démarche
auprès du marabout qu’il ne l’avait été dans les autres circonstances. En effet, Sidi En-Naceur repoussait durement la demande d’Ali-ben-Bellag, et lui perçait le coeur en ajoutant férocement que sa elle était fiancée depuis longtemps déjà au jeune Sâid-ben-Bou-
Zahar, du ksar Ben-Bouta. Désespéré de voir sa demande repoussée, et surtout d’apprendre que celle qu’il adorait allait passer dans les bras d’un autre, Ali-ben-Bellag jura de se venger et d’obtenir par la violence ce que l’impitoyable marabout refusait à son amour.
Le jour des noces est arrivé ; Ali-ben-Bellag a pu réunir quelques-uns de ses amis qui, également amoureux de la belle Djohora, se sont associés avec frénésie à sesprojets de vengeance contre leur odieux rival, l’heureux Sâïd-ben-Bou-Zahar, La nuit est sombre, et favorable à tous les genres d’expéditions qui ne s’accommodent point de la lumière; les conjurés se glissent en silence vers la maison du nouvel époux ; les matrones qui viennent d’introduire la jeune mariée dans la chambre nuptiale se sont retirées.
Sâïd, tout frémissant de bonheur, vient d’enlever le voile qui lui dérobait les charmes de la ravissante Djohora ,et il en est émerveillé ; Quant à lui,l’amour ruisselle dans ses yeux les effluences qui s’exhalent de ce beau corps lui montent au cerveau et l’enivrent ; son sang bat impétueusement dans ses artères, et cette intrusion lui allume tous les sens.Elle est à lui enfin, cette merveilleuse beauté dont tout le ksar raffole ; c’est son bien , cette délicieuse créature de Dieu qui, toute tremblante, rougit déjà du bonheur qu’elle pressent ; Mais tout à coup la porte de la maison cède sous les coups et va tomber avec fracas dans la cour, qui est aussitôt envahie par les compagnons d’Ali.
Une vigoureuse poussée jette en dedans celle de la chambre nuptiale. D’un brutal et violent mouvement, le fils du chikh détache Djohora des bras de Sâïd et la renverse en arrière sur les tapis, puis il se précipite sur son époux , et fait de sa poitrine une gaine à son couteau, et le coup est si vigoureusement porté que, bien certainement, Sâïd ne sentit point le goût de la mort.
Ali ramasse Djohora évanouie, la jette sur son épaule, l’emporte dans sa demeure... Se sentant corné par les gens du marabout,qui se sont mis à sa poursuite, et ne voulant point que Djohora appartienne à un autre qu’à lui, Ali lui plonge dans le sein l’armetoute chaude encore du sang de non époux. Mais les gens du marabout sont là ; la fuite lui est impossible, il va tomber entre leurs mains;il se saisit du couteau , s’en frappe lui-même avec fureur, et tombe inanimé sur le cadavre de Djohora, au moment où ceux qui s’étaient mis à sa poursuite abattaient la porte de la chambre où Ali-ben-Bellag venait de consommer son double crime, et d’en demander l’expiation à son couteau. A la nouvelle de la mort de sa fille chérie, l’infortuné marabout, fou de douleur et de colère, ramassa une poignée de sable, et, soufflant dessus de tout son souffle, il lança cette malédiction sur le meurtrier et tous les siens :« Que Dieu, s’écria-t-il, disperse les habitants de Ben-Fetah comme mon souille a dispersé ces grains de sable ! »
Les effets de cette malédiction ne se firent point attendre : dès le lendemain, le ksar Ben-Fetah était désert, et ses habitants , jetés soudainement à près detrois cents lieues de leur pays,étaient tout surpris de se trouver sur le point où fut bâtie plus tard la ville de R’adamès.
Là ils avaient trouvé,installées depuis longtemps, quelques familles chassées du Fezzan pour avoir assassiné un de leurs frères. Surpris de la brusque arrivée de gens de l’oued Mzi,les, Fezzanais leur demandèrent d’où ils venaient,et depuis combien de temps ils avaient quitté leur pays.
« Nous venons de Kasbet-Ben-Fetah, où nous étions encore à notre diner d’hier », répondirent les nouveaux arrivés. Bien que cette réponse dût avoir lieu de les aura prendra, les gens du Fezzan ne leur en demandèrent pas davantage, dans la crainte, sans doute, d’être obligés,à leur tour, de répondre à pareille question.
C’est, du reste, ajoutait le narrateur, de cette réponse « reda amès », dîner hier que les gens du Fezzan et les Oulad-Salem tirèrent le nom de la ville de R’odamès que , selon la tradition, ils fondèrent en commun dans lecourant du XIIIe siècle de notre ère.
Après le départ des gens de Kasbet Ben-Fetah, il ne resta plus sur l’oued Mzi que quatre ksour, qui continuèrent à vivre dans le plus parfait désaccord, et qui finirent, après de longues luttes, par disparaître épuisés et ruinés.
Quant à. Sidi En-Naceur , le pays qui lui rappelait le souvenir de sa fille chérie lui étant devenu odieux, il avait abandonné le ksar Ben-Bouta,le lendemain du jour où il avait vidé de ses gens le ksar Ben-Fetah, et il s’était dirigédans l’Ouest sans but déterminé, et sans avoir fixé le terme de son voyage . Enfin, mourant de fatigue et de tristesse, il s’était arrêté, après dix jours de marche, sur un oued entre le ksar de Stitten et le chott Ech-Chergui, au-dessus de Dhayet-El-Amra
Voulant vivre désormais de la vie anachorétique et renoncer au monde, cette mère du crime et de la puanteur, il établit sa kheloua sur les bords de l’oued. Mais sa retraite fut bientôt découverte par les Harar, qui ont leurs campements de ce côté. Ils ne tardèrent pas à reconnaître que l’ascète qui était venu s’établir dans leurs sables était un ouali, un ami de Dieu, et ils en éprouvèrent une grande joie, car ils savaient que la baraka
ou la bénédiction de Dieu, est toujours avec ses saints. La kheloua fut dès lors le but des pieuses visites des Nomades de cette région.
Après quelques années de cette vie de privations et de prières, Sidi En-Naceur finit, cédant aux instances des Harar, par consentir à rentrer dans un monde que le chagrin seul lui avait fait abandonner, et à se fixer au milieu d’eux or, comme ils désiraient l’y retenir, ils l’engagèrent à se choisir des épouses parmi leursfilles. Sidi En-Naceur, qui n’avait pas encore dépassé la soixantaine, voulut bien,pour ne pas déplaire aux Harar, reconstituer
son harim sur les bases de la loi Islamique. De ses quatre femmes, il eut d’abord quatre filles, dont l’arrivée au monde ne le combla que d’une joie
médiocre, car il savait d’expérience le mal que donnent et les embarras que causent ces délicieuses créatures.
Comme il attribuait à ses femmes seules ce fâcheux résultat, il les répudia pour en prendre quatre autres,dont il espérait au moins un fils.
Son nouveau harim lui donnait bientôt, — c’est-à-dire après le temps nécessaire pour cela,quatre autres enfants, parmi lesquels, fort heureusement, se trouvait un garçon. Sidi En-Naceur on loua Dieu , caril avait reconnu sa main dans ce miraculeux événement.
Sidi En-Naceur était la générosité même, et toujours , observant scrupuleusement les recommandations du Prophète, il n’avait jamais manqué de refouler le regard malveillant dumendiant avec une bouchée.
Aussi était-il considéré dans tout le pays comme la providence despauvres et des malheureux, Sidi En-Naceur mourut, à l’âge de soixante-dix ans, en odeur de sainteté.
Les Harar,envers lesquels il s’était montré si largement bienveillant, lui élevèrent une kouba sur l’emplaement même où ilavait établi sa kheloua en arrivant dans le pays.
Le saint ne cessa pas pour cela de s’occuper de ses pauvres et des croyants qui implorent son secours.
Ainsi, qu’un voyageur épuisé de fatigue, l’estomac vides, s’arrête sur le tombeau de l’hospitalier marabout, un murmure monotone comme un chant arabe le plonge
insensiblement dans un doux sommeil : c’est, assure -t-on, Sidi En-Naceur qui prie.
Le système olfactif du Croyant s’épanouit bientôt sous l’influence d’appétissants fumets ;sa bouche s’ouvre, et les mets les plus savoureux que puisse rêver la gourmandise subvienne lui sont servis par le saint marabout lui-même, dont la prière a été exaucée. A son réveil, le pauvre ou le voyageur sent ses forces revenues et son estomac garni miracle qui prouve une fois de plus la vérité de notre proverbe : « Qui dort dîne »
Plus tard, les descendants du saint, qui avait fait souche dans le pays, groupèrent leurs tentes et leurs sépultures autour de la koubba de leur ancêtre ; ils avaient fini, avec le temps, par former la tribu religieuse du Oulad-Sidi-En-Naceur. La rivière qui coule , quand il tombe de l’eau, au pied de la koubba du saint marabout a pris le nom, après sa mort de « Ouad Sidi-En-Naceur ».
Sid Naceur est mort près de Oued El Gsab (Fleuve des roseaux) , son tombeau près de l’Oued porte son nom.
Le nombre de ses enfants est de vingt deux, quatorze sont morts en bas age, huit sont restés, ce sont : Salem ben Naceur (Dans le mont des Ouleds Nails),
Ali nen Naceur (A Tunis) , Moussa ben Naceur (A la Mitidja) , Mohamed Ben Naceur, Mohamed surnommé Abi Djaneh (A Chlef), Barkat ben Naceur
( Chez les Chaouia),Omar ben Naceur(a béni Yagoub, chez les béni Meryan,une fraction étant aussi à Tlemcen), Abderahmane ben Naceur (Au Djebel Amour)…
D’autre descendants honorés à Djebel Ksel, Timimoun. Ils sont réputés, abusivement, orgueilleux, malins et surtout bavards.
En réalité, ils sont réservés, prêcheurs de bonne foi et surtout dotés d’une certaine éloquence humoristique
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